« Au début, Lenny s’était pris d’amitié pour l’Israëlien, qui ne parlait pas un mot d’anglais, et ils avaient ainsi d’excellents rapports, tous les deux. Au bout de trois mois, Izzy s’était mis à parler anglais couramment. C’était fini. La barrière du langage s’était soudain dressée entre eux. La barrière du langage, c’est lorsque deux types parlent la même langue. Plus moyen de se comprendre. »
Extrait de Adieu Gary Cooper, Romain Gary.
Dans Adieu Gary Cooper, Romain Gary manie à merveille l’humour et les effets de style pour finalement décrire une société qui change. Une société qui commence à avoir des opinions là où autrefois elle s’en tenait à des valeurs simples, celles des cow-boys, le monde des bons et des méchants, le monde de Gary Cooper.
S’échapper du monde des opinions et des combats idéologiques, de sa propre culture parfois, fuir l’engagement, c’est ce que recherchent les héros de ce roman drôle et acerbe.
Pour cela, ils choisissent les hauteurs suisses, l’altitude, afin de se rapprocher des étoiles et de se donner l’impression de dominer le « monde d’en bas ».
“La barrière du langage, c’est lorsque deux types parlent la même langue.”
Cette phrase signe la fin du tout premier paragraphe du roman et intrigue immédiatement. Effet de style ? Vrai propos ?
Etrangement, alors que nous nous trouvons face à l’un des plus brillants manipulateurs de mots du siècle dernier, capable d’embarquer n’importe quel lecteur dans n’importe lequel de ses écrits, nous avons immédiatement envie de le croire.
Le mystère de l’autre maintenu, ou l’essentiel de l’humain dévoilé ?
> Ce qu’on appelle habituellement la « barrière de la langue » serait-elle finalement une passerelle, une voie de communication ultime qui dépasse les langages ?
Arrivés dans un pays dont nous ignorons la langue, nous trouverons toujours le moyen de nous faire comprendre pour tout ce qui fait l’essentiel de la vie.
Ne pas aller au-delà, c’est conserver une certaine part de mystère sur sa propre histoire, un trait de personnalité connu chez Romain Gary, auteur brouilleur de pistes par excellence qui n’a eu de cesse que de romancer sa propre vie.
> Ne pas se comprendre par les mots n’empêche jamais de se comprendre par d’autres moyens. Des regards, des sourires, des gestes, des jeux, de la musique, et, surtout, des silences.
Le silence si cher, souvent, à ceux qui choisissent les hauteurs, gravissent les montagnes.
Les héros du roman de Gary, sortes de marginaux à ski, fuient cet énorme brouhaha qu’est devenu le monde et ne culpabilisent pas de ne pas y prendre part.
> Un autre intérêt à ne pas se faire comprendre, pour Lenny, le héros américain, consiste à maintenir dans l’esprit des Européens une image totalement décalée et fausse de qui il est réellement.
Se dévoiler serait alors perdre une partie du mythe américain qu’il représente malgré lui, et Gary (Romain) nous délecte de punchlines et traits d’humour pour symboliser le cynique planqué derrière le mythe.
Pourquoi ne se comprend-on plus une fois à armes égales : en maîtrisant une même langue ?
Evidemment, l’expression « parler le même langage » joue sur l’ambiguïté de sa double signification, la langue et la communauté de pensée.
Lorsqu’on accède à la façon de penser de l’autre, lorsque celui-ci se dévoile un peu, deux possibilités s’offrent à nous :
1) Adhérer à la pensée de l’autre, parce qu’on est d’accord, parce qu’on se laisse influencer, ou parce qu’on adopte une pensée « miroir » sans conviction au départ. Ce point de vue que l’on sera parfois soi-même étonné de reprendre lors d’une autre conversation avec une tierce personne.
2) Contredire son interlocuteur, soit parce qu’on ne pense pas de la même manière, soit pour entretenir le jeu de la contradiction, un jeu d’égos qui consiste à s’affirmer en n’adoptant pas une pensée similaire.
Pour Romain Gary, semble disparaître l’essentiel, la troisième voie, celle dans laquelle on N’EST PAS encore réactif à la pensée et aux opinions de l’autre car, tout simplement, on les ignore.
La beauté et la magie de la rencontre se trouvent alors dans la phase qui précède la maîtrise d’une langue commune, celle pour laquelle on ne se ressemblait que sur l’essentiel : l’appartenance à l’humanité dans son ensemble et à son destin fragile, pas à une communauté X ou Y.
Plus cynique et désenchanté que ses prédécesseurs Socrate, Descartes ou Diderot, Romain Gary évoque dans ce roman l’impossibilité, finalement, de s’affranchir totalement des opinions et des influences, des mythes et des « esprits de chapelle ».
Même les plus asociaux et les plus « libres penseurs » des skieurs héros de ce roman finissent toujours par retourner en bas, dans la vallée, se mêler au reste du monde. Par nécessité, par faiblesse, par amour…
Pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, le roman peut sembler un peu daté, à recontextualiser – époque de la Guerre du Vietnam, des hippies, de la fin des grands mythes hollywoodiens, et d’une société qui a bien changé depuis – mais comme toujours avec Gary, il en ressort quelque chose de puissant, ce style unique qui mêle l’intime à l’universel et dont on se sent si proche.
Sa quête de liberté et son regard décalé sur le monde qui le rendent tellement unique et attachant.
A lire impérativement du même auteur : L’Angoisse du Roi Salomon et La Vie Devant Soi.